12 janvier. La douche écossaise.

Je m’étais dit : « Cette semaine, j’écrirai pas ». Et puis il s’est passé trop de trucs, il faut que je te raconte, si j’y arrive.

Pour planter le décor, on est partis faire un tour du côté des présumés Emmaüs (il y a 4 bleds qui se disputent le nom), à l’Ouest de Jérusalem. Le trajet qu’on a suivi ressemble peu ou prou à un pétale de fleur. Quatre étapes, dans des monastères séparés d’une bonne dizaine de kilomètres en moyenne. On n’a pas pris de poussette : le terrain est bien trop montagneux pour qu’elles nous aident, et les hors-pistes – dans les champs d’oliviers caillouteux – bien trop pratiques pour qu’on s’en passe. Mais donc, on était chargés comme des mulets, en particulier le Commandeur des Croyants. Ca a joué dans la fatigue, et donc la force des émotions ressenties.

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Première journée,  Jérusalem – Abu G(h)osh (oui, on y était déjà allés, je vois que tu suis, c’est bien, tu auras une image). La journée est éprouvante, avec beaucoup de dénivelée. IMGP5051On ahane dans les chemins qui grimpent, le nez sur les cailloux ocres, on dévale au bas de la colline en dérapant entre les cultures en terrasse, on traverse le lit d’une ancienne rivière complètement envahi de broussailles, puis on remonte vers un lotissement flambant neuf où toutes les maisons se ressemblent.

Ouh ben on va mal dormir, dis donc.

Ouh ben on va mal dormir, dis donc.

Le moine bénédictin qui nous ouvre est très accueillant. La cuisine où ils reçoivent leurs hôtes l’est tout autant, le frère responsable de l’hôtellerie est super chouette, et les chambres sont complètement hallucinantes. Depuis notre dernière venue, le jardin a été complètement repris en main, et les dégâts consécutifs à la tempête de neige – colossaux dans tout le pays, les arbres très secs, n’ayant pas supporté le poids la neige, ont tous été cassés ou déracinés, on parle de catastrophe écologique – réparés.

IMGP5045IMGP5050IMGP5071Les offices sont aussi paisibles que la dernière fois, qu’est-ce qu’on est bien. On fait là la connaissance de Stephen (à qui je n’ai pas demandé de se mettre à ma place, non), un homme mince et blanchi. Il est Australien d’origine, et on croit comprendre à demi-mot qu’il a connu des soucis familiaux. Aujourd’hui, il est seul.

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Il voudrait peut-être consacrer sa vie aux personnes handicapées, maintenant, mais il n’en est pas encore complètement certain. Quand il a l’air ému, on ne sait pas s’il sourit ou s’il est prêt à pleurer. Il nous couvre de petites attentions charmantes, achète du chocolat pour les enfants, prépare du café, fait griller du pain, et nous dit qu’il est vraiment enchanté d’avoir fait notre connaissance, que c’est une joie et un honneur ( ?!…Mais… On a rien fait, là, à part se faire servir du thé et du pain grillé), qu’il voudrait bien qu’on lui donne des nouvelles parfois, enfin si ça ne nous ennuie pas trop. Quand on s’en va, son image nous suivra un long moment. On n’en est pas sûrs, mais c’est sans doute un homme broyé qu’on a rencontré là. C’est à la fois très triste, et très beau. Cassé, mais regardant les besoins de ceux qui le sont encore plus que lui.

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On marche. Le temps passe, la journée s’étire ; c’est vraiment ravissant, et quand on regarde un peu loin dans les sous-bois on peut imaginer sans peine Jésus marchant là. C’est drôle, comme ici l’Incarnation prend tout son relief et toute son étrangeté, comme le mystère du « pleinement homme et pleinement Dieu » devient insondable et vraiment hors de portée de la compréhension. Ce qu’on comprend très vite, en revanche, c’est que les enfants en ont marre. Ca râle et ça traine la patte, là-dedans. On y est presque, on marche dans les vignes de l’Abbaye de Latroun, c’est juste derrière la colline, quand s’arrête devant nous une camionnette. « Dites bonjour, les enfants, regardez, c’est un moine de l’abbaye. » Le Frère Paul baisse sa fenêtre, s’émerveille que nous parlions français, s’émerveille que nous dormions chez lui ce soir-là, nous fait monter à bord pour la fin du trajet en s’émerveillant, et finit par nous faire faire un tour complet de la région, car elle est merveilleuse, regardez comme c’est beau, regardez comme ces perdrix sont gentilles ( ?), savez-vous que ce matin les ouvriers ont vu cinq gazelles dans les champs, on vient de tailler les ceps de Chardonnay regardez comme c’est beau ( ?), et tout à coup il s’interrompt, regarde dans son rétroviseur, et s’émerveille parce que Bubulle s’est fait mal.

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« Comme ils sont gentils vos enfants. Comme je les aime ! Vous ne pouvez pas rester une seule nuit, ce n’est pas suffisant ! Restez au moins une semaine, nous irons voir les ânes (hystérie chez les monstres), je vous montrerai toute l’abbaye (re-belote), il y a tant de belles choses à faire ici.»

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Cet homme a 80 ans, il est en pleine forme, il connait ce pays comme sa poche, et tout l’éblouit. C’est génial. Tout ébahis et contaminés par cette joie perpétuelle, on descend de la voiture pour aller se présenter à l’hôtellerie. Un petit frère plutôt jeune, avec des lunettes à grosse monture noire, nous voit arriver et perd visiblement toute contenance : « Oh ! Oh mon Dieu mais… Mais… (sa main se colle devant sa bouche. Il l’enlève) C’est vous ?! C’est vous qui devez dormir ici ce soir ?! C’est bien vous qui êtes venus à la messe Dimanche dernier, n’est-ce pas ? Mais… mais enfin comment on va faire ? C’est pas possible, c’est pas possible(le stress l’envahit, il se gratte la tête, fait des gestes, des allées et venues). Ici, le plus important, c’est le silence, vous comprenez. C’est pas possible. ». Quel accueil. C’est charmant.

Après discussion, il nous garde. On sent bien que c’est un gros effort et une fleur géante qu’il nous fait là. Je promets aux enfants de les autoriser à hurler et courir partout dès demain matin, mais là, non. C’est motus complet. Le soir venu, dans les grandes chambres austères, aux immenses plafonds, d’où pendent 2m de fil au bout duquel se balance une ampoule nue, en goûtant au vin fabriqué là, on pleure de rire en rejouant la scène du « Ah non, pas vous ».

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Au petit matin, le frère est beaucoup plus détendu. Les enfants ont réussi à se tenir, le bébé n’a pas trop pleuré. « Vous avez réussi à respecter le silence qui nous rapproche de Dieu ». Dans sa liesse, il refuse absolument tout paiement, nous bénit abondamment. Frère Stressé est passé de la maladresse la plus insultante à la gentillesse la plus généreuse.

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Au cours de la journée, il nous faut traverser le village de Bet Shemesh. Ca a l’air plutôt neuf, voire franchement en chantier. On croise un premier type au visage long couvert d’une barbe noire, avec ses anglaises qui lui tombent devant les oreilles, son chapeau sur sa kippa, tout de noir vêtu, sur un vélo trop petit. Puis un autre, puis un autre. Puis des femmes sombres avec leurs perruques rangées sous des bonnets gris en gros tricot, des chemisiers clairs boutonnés jusqu’en-haut, les poignets bien couverts par un pull foncé, des jupes noires jusqu’à mi-mollet sur des collants opaques et des baskets.

CasherMarché. Contre la vie chère.

CasherMarché. Contre la vie chère.

Il est 13h, on a faim. Il faut s’arrêter et justement, près du supermarché en fin de construction mais déjà ouvert, il y a un parc de jeux. 3 courses, et en avant. Les petites filles qui jouent là nous regardent avec des airs consternés. Elles sont habillées comme leurs mères, la perruque en moins et les couleurs en plus. Quand je les salue d’un « Shalom » en souriant, elles ne répondent pas et me dévisagent sans expression. Les petits garçons plus loin sont habillés tout en noir, knickers, bas, pulls, à l’exception de leurs chemises blanches. Sous la kippa noire qui leur couvre presque la moitié de la tête, ils ont eux aussi des anglaises jusqu’aux épaules, qui pendent de leurs crânes par ailleurs tondus très ras. Tous pareils. «- Dis donc, ils m’ont l’air bien à fond, ici, hein ? ». Oui. On est tout juste tolérés, on le sent bien. Les enfants nous évitent avec des détours et nous regardent par en-dessous, les adultes nous jettent un regard rapide avant de tourner la tête et de passer leur chemin. On se demande s’ils ne vont pas passer l’aire de jeu au kärcher quand on aura quitté les lieux. Avant qu’on soit repartis, c’est la sortie des classes. Des collégiens traversent le parc, les filles ensemble, queue de cheval bien serrée, les garçons de leur côté, en costard souvent un peu grand. On marche dans un autre monde. C’est tout neuf, tout propre. Les immeubles sont tous pareils, sur des avenues entières.

C'est loin là-bas, si tu zoomes, tu verras.

C’est loin là-bas, si tu zoomes, tu verras.

Sur ces trottoirs clairs, devant ces buildings pâles, tous ces gens en noir, tous habillés pareil, marchent, téléphonent, prennent le bus et font leurs courses. On passe là-dedans avec la nette sensation d’être le cheveu sur la soupe. A la sortie, comme on longe les faubourgs de la ville, on passe devant d’autres immeubles, pas tout à fait terminés. A leur pied, des Algeco, habités, eux. Derrière des grillages, des garçons d’une dizaine d’années, habillés et coiffés comme leurs petits camarades croisés plus haut, jouent sur un petit terrain.

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A notre passage, plus de la moitié s’arrête et vient se coller le visage sur les grilles, entre leurs mains. Là non plus, les coucous souriants et les « Shalom » ne recevront ni réponse, ni même un mouvement sur leurs visages impassibles. Je n’ai pas osé prendre de photos. On apprendra plus tard qu’une voiture de touristes français égarée là un jour de Shabbat  a été caillassée et chassée avec des cris de rage.

Bet Shemesh.

Bet Shemesh.

Le couvent qui nous reçoit est au sommet de la colline d’en face, à Beit Gemal. En quelques minutes à peine, on est perdus dans les oliviers, pluricentenaires  parfois ; un troupeau de moutons passe un peu plus loin, il y a des cyprès qui se découpent dans le ciel bleu et des petits oiseaux qui chantent. D’une ambiance de plomb vers la lumière, en 500m.

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En haut de la colline, ce sont les Sœurs de Bethléem qui nous reçoivent. Le portail s’ouvre, et deux grands sourires, jeunes et frais, habillés de blanc et gris, nous embrassent avec toute la gentillesse du monde.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Une chambre.

Une chambre.

Les Sœurs de Bethléem sont apparentées aux Chartreux ; c’est-à-dire un des ordres les plus austères qui soit : vie en cellule la plupart du temps, seules ; une vie consacrée à l’étude des écritures et la prière. Celles qui sont là en face de nous, et s’occupent de nous mieux qu’une mère, assument ce rôle social d’accueil quelque temps, puis passent le relais à d’autres et retournent à leur vie de silence. Les femmes qui sont là viennent des quatre coins du monde. Quand on aura l’occasion de les apercevoir toutes, sous leurs capuchons blancs lors de leurs offices, elles nous paraîtront très jeunes, pour la plupart, ce qui surprend quand on a l’habitude de voir, dans nos monastères français vieillissants, beaucoup de dos courbés et de démarches lentes et traînantes.

Ceci n'est pas une photo que j'ai prise. J'aurais bien voulu mais non.

Ceci n’est pas une photo que j’ai prise. J’aurais bien voulu mais non.

D’emblée, on est emballés. Elles nous amènent vers deux grandes chambres toutes lambrissées charmantes, où des fleurs fraîches ont été posées un peu partout, où tout est hyper propre et fait, vraiment, avec amour. IMGP5245Elles ont préparé un thé à la menthe délicieux qu’elles n’ont pas le droit de boire, et des petits sablés qu’elles n’ont pas le droit de manger. Ca ne leur enlève en aucun cas leur sourire et leur disponibilité. Elles posent plein de questions et répondent à toutes les nôtres. Elles resteront avec nous pendant tout le dîner pour nous tenir compagnie – sans manger parce qu’elles mangent seules – emmèneront les enfants visiter une cellule presque comme les leurs pour qu’ils voient ce que ça donne, en riant avec eux comme des petites filles. IMGP5250Dans cette abbaye touristique et très visitée, elles ont aménagé une petite salle toute en pierre, où elles ont placé une très grande Menora (le chandelier à 7 branches) sur une sorte d’autel, au fond, « parce qu’il y a des Juifs très pieux qui n’ont pas le droit de rentrer dans l’église, alors on a fait ce lieu où ils peuvent se recueillir, et aussi une petite vidéo pour leur montrer un peu la vie qu’on mène, car ils sont très curieux ! ».

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Je me suis demandé si les habitants de la ville en contrebas recevaient un des leurs avec la même joie bienveillante, quand ils avaient de la visite. J’imagine que oui. En tout cas je l’espère. Mais la barre est haute. Ces grandes solitaires nous ont accueillis comme elles auraient accueilli le Christ lui-même. Et donc je ne doute pas qu’elles accueilleraient n’importe qui de la même manière.

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L’une d’elles a raconté que lorsqu’elle avait eu l’impulsion première pour rentrer au monastère, à l’âge de 17 ans, elle avait fait la prière suivante jusqu’à ce qu’elle y entre effectivement, 8 ans plus tard : « Seigneur, demande-moi tout » (elle ajoute en riant : « Il ne m’a pas ratée ! »). A leur manière, sur la colline d’en face, ils donnent tout, je suppose. Pourquoi alors m’ont-ils paru si étranges.

Ceci n'est pas une photo que j'ai prise non plus.

Ceci n’est pas une photo que j’ai prise non plus.

Tout à coup, submergée par la fatigue, la beauté du lieu, le bonheur authentique qui rayonne du visage de ces filles entièrement données à Dieu, mais aussi travaillée par ces Juifs complètement consacrés au respect des lois, j’ai été prise d’un découragement immense. Comment avais-je pu imaginer une seule seconde être ne serait-ce qu’une chrétienne convenable ? La conscience de ma nullité m’a rattrapée, face à ces exemples, bien opposés en apparence, de piété et de don de soi. J’ai eu honte de moi, avec mes épaules déchirées par mon sac, mon dos courbatu, mon pantalon sale et usé, mes enfants qui commençaient à faire du bruit et des bêtises, et surtout mon pauvre esprit débile, incapable du moindre engagement franc et radical, comme eux, là, sur ces deux collines. Plus tard dans la soirée, la sœur est encore venue à mon secours. « Oh, mais on a une vie qui ressemble beaucoup à la vôtre, vous savez. Et on a toutes nos moments difficiles. Notre vocation à tous, vous et moi, c’est la même : aimer.» Finalement, quand je me suis couchée, j’étais authentiquement heureuse de vivre. Bénies soient les Sœurs de Bethléem.

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Le lendemain matin, après avoir promis de revenir, un peu sonnés par l’ampleur des montagnes russes, on a poursuivi la route vers Jérusalem.

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Voilà.

Voilà.

A...

A…

...la...

…la…

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... prochaine.

… prochaine.

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6 commentaires pour 12 janvier. La douche écossaise.

  1. Hel08 dit :

    « et surtout mon pauvre esprit débile, incapable du moindre engagement franc et radical », vous rigolez ou quoi ? Tout ce que vous nous donnez par l’intermédiaire de ce blog, c’est un témoignage unique et profond ! Une vie de famille, c’est aussi un engagement franc et radical !
    Continuez surtout! 🙂

  2. Le fan-club théodorien de la Poiscaille Royale dit :

    Tu as bien fait d’écrire, la douche écossaise a très bien fonctionné…..nous voilà une fois de plus
    « lavés »…heu…bouleversés, secoués…et enfin apaisés, avec vous, grâce à vous. Merci mille fois!

  3. Heureusement que la soeur est venue remettre de l’ordre dans ton esprit !
    Merci pour ces moments passés avec les moines et les moniales.

  4. le fan club de la saumonnerie dit :

    le flan club de la saumonerie a pris beaucoup de retard et ne vous a pas oublie pour autant …. juste des horribles virus , °+++ une sur activité incontrôlée . Bref une petite douche ecossaise fait du bien et nous ramène à l’Essentiel !!! Alors un grand merci de ces récits passionants qui fait que nous sommes à cote de vous en permanence , si si , on est là …. et on marche avec vous , nous continuions à égrener pour vous et avec vous …………. Que DIeu vous garde et vous bénisse, mais là où vous êtes pas d’inquietude à avoir

  5. Stephen Napier Courtauld dit :

    Merci pour ces passages ou on vive le pelerinage comme si on etait en promenade avec vdus – Stephen

  6. Stephen Napier Courtauld dit :

    Merci pour ces passages ou on vive le pelerinage comme si on etait en promenade avec vdus – Stephen – I love the way you write, I love your descriptions, your acute observations, your ability to include the reader in all that you are going through. I admire your courage in continuing when sometimes it must seem as if figuratively, you must feel as if you can’t go another step further! I look forward to reading more of this wonderful adventure and I hope your children will love you for ever as I know they shall.

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